#22 - Nomades en Mongolie
On t’avait prévenu qu’on risquait de ne pas avoir internet de si tôt, donc pardonne nous pour notre silence de deux semaines. Isolés dans les steppes du nord de la Mongolie, nous n’avons en effet pas pu te tenir au courant de nos premières aventures mongoles.
Mais ces quinze jours ont été les plus intenses et les plus beaux de notre long voyage, époustouflante immersion dans une culture dont on ignorait tout !
Ne voulant pas rester en ville, nous avons quitté aussi vite que possible Ulaan Baatar en direction de Darkhan, deuxième ville de Mongolie seulement peuplée de … 80 000 habitants ! Là-bas, nous retrouvons Javkha, producteur de programmes télévisés et Puché, le caméraman qui va nous suivre pendant ces deux semaines d’immersion chez une famille d’éleveurs de chevaux nomades. Notre projet Travelling Farmers ayant plu à Javkha, cela faisait plusieurs mois que nous organisions avec lui la réalisation d’une série sur notre aventure qui sera diffusée à la télévision nationale mongole courant Octobre … affaire à suivre !
Après avoir acheté des vivres pour la famille qui nous accueillera - principalement du riz, des légumes et de la vodka - nous prenons la route puis la piste jusqu’à deux « geers » (équivalent mongole des yourtes russes) perdues au milieu d’une immense plaine où pousse difficilement une herbe rase. Alentour broutent des chevaux, des vaches, et un immense troupeau de chèvres et de moutons. Au loin, les collines désertiques où la végétation n’essaye même plus de pousser s’étalent à perte de vue. Impossible d’évaluer les distances dans cet environnement sans arbre ni construction, et même les oiseaux qui nous paraissent d’habitude si libres et rapides semblent désespérer face à cette immensité vide.
Jamar devant sa geer
Les troupeaux au réveil
Nous sommes accueillis cérémonieusement par Jamar et Ayona, couple de nomades d’une soixantaine d’années, impressionnant de dignité dans leurs costumes traditionnels mongols. Leur beauté nous frappe d’emblée, notamment le visage de Jamar, sillonné de profondes rides, brûlé par le soleil, et encadré par de magnifiques cheveux d’un noir profond.
Les adultes en partant de la gauche: Ayona, Urti, Jules, Jamar, Netmet, Tristan et Urna
C’est à eux qu’appartiennent les bêtes que nous avons aperçues, et dont ils prennent soin depuis toujours. Leur geer ne fait que vingt mètres carrés, mais est remarquablement pratique et isolée de la chaleur. Et nous commençons dès notre arrivée à apprendre les nombreux codes à respecter dans ce lieu : entrer avec le pied droit sans marcher sur le porche, ne jamais aller à droite de la geer qui est réservée à la famille, recevoir tout ce que l’on nous tend de la main droite en plaçant sa main gauche sous le coude droit, tenir son bol par en dessous … La geer est le fondement de la culture mongole et concentre en une pièce tous les usages et donc toutes les règles à respecter.
Un repas dans la geer
Conformément à l’usage, Jamar nous offre du thé au lait de vache, puis de l’airak, boisson traditionnelle mongole qui n’est autre que du lait de jument fermenté et enfin de la vodka. Nous lui offrons d’ailleurs une bouteille de vodka Genghis Khan, cadeau indispensable que vous ne manquerez pas d’offrir si vous êtes un jour invité à dîner dans une geer. Nous remarquons les nombreuses médailles épinglées sur le long manteau de Jamar, héritages de l’époque soviétique récompensant les meilleurs éleveurs de chevaux du pays. Javkha qui nous accompagne nous présente à la famille – c’est le seul qui parle anglais – puis nous laisse commencer notre découverte par nous même.
Interview avec Javkha pour la série TV !
Nous sommes le 28 juillet, à 1h30 au sud de la frontière russe, avec une famille mongole qui ne parle pas un mot d’anglais. Jamais nous n’avons partagé le quotidien de gens si différents de nous: le bonheur n’est pas loin.
Ils sont nomades et nous sommes sédentaires. Leur geer sont toujours ouvertes à l’autre qui y entre sans frapper et donne sur l’immensité tandis que nous nous barricadons dans des maisons et des appartements fermés par des murs et des grilles au milieu de villes immenses. Ils se déplacent pour que leurs bêtes survivent tandis que nous voyageons pour le plaisir. Nous cherchons en permanence à accumuler les expériences différentes alors qu’ils semblent vivre chaque jour la même journée, de la même façon que leurs ancêtres il y a un millénaire. Ces deux semaines s’annoncent intenses !
La vue depuis notre petite tente le soir
Nous faisons petit à petit connaissance avec le reste de la famille : Urti et Netmet, le fils de Jamar et Ayona habitent une autre geer cinquante mètres de là avec leurs quatre enfants, et trois autres petits-enfants du couple qui nous accueille vivent avec eux pour l’été.
Ne parlant pas un mot de mongol, nous réalisons avec soulagement à quel point le langage n’est qu’une des composantes de la communications. Gestes, sourires et grimaces nous permettent en effet de tisser les premiers liens avec nos hôtes. Les enfants, qui ont l’avantage de comprendre, de jouer et de se faire des amis sans parler sont une aide bienvenue et nous font sentir rapidement leur affection.
Cherchez l'intrus ...
Jules, le meilleur baby-sitter
Nous ne sommes néanmoins pas ici en touristes, et essayons d’être aussi clair que possibles sur notre envie de les aider dans leurs tâches quotidiennes. Dès le premier jour, nous aidons donc à traire juments et vaches, et à déplacer le troupeau de moutons et de chèvres. Contrairement aux fermes où nous avons travaillé précédemment, pas de clôtures ici : tous les animaux vivent en liberté, sauf les poulains et les veaux que l’on garde près des geers afin de traire leurs mères. Nous aidons à la traite des vaches à la main deux fois par jour, à 7h et à 21h. Les juments demandent plus de travail et c’est six à sept fois par jour que nous aidons à la traite.
Jules travaille, Tristan observe
Après la traite des vaches, la traite des chèvres
Ce qui amène la première grande différence avec ce que nous connaissions : les notions de temps et de travail ne sont pas comparables à ce que nous connaissions. Pour nous, un fermier dort la nuit, se réveille et travaille la journée avec une pause pour déjeuner puis s’arrête en fin de journée. Chaque heure travaillée doit être productive et efficace pour pouvoir ensuite jouir du confort que le travail permet d’acquérir. Ici c’est différent. Il n’y a pas d’autre travail que la traite puisqu’il n’y a pas de champs à entretenir, pas de clôtures à réparer, pas de maison à rénover. Toutes les deux heures nous consacrons une demie heure à la traite des treize juments puis nous nous asseyons ensemble pour boire du lait, lire ou jouer aux cartes dans la geer. Au début, habitués à séparer travail et loisirs nous ne comprenions pas bien ce rythme et demandions à en faire plus, jusqu’à comprendre qu’ici c’était différent. Cela ne sert à rien de faire du zèle : les juments ne feront pas plus de lait et la journée fera toujours vingt-quatre heures. Voulant aider du mieux que l’on pouvait, il nous paraissait malvenu de nous asseoir à l’ombre de la geer pour regarder l’horizon en silence pendant une heure ou deux - jusqu’à ce que l’on comprenne que cela fait des générations que les journées se déroulent comme ça ici, loin de l’agitation des grandes villes que nous connaissons. C’est avec un plaisir profond que nous nous avons donc pris le rythme de notre nouvelle famille : alternance nonchalante de traite, de siestes à l’abri des 35 degrés qui brûlent la steppe et la peau, de baignades dans la rivière qui fertilise la plaine et de jeux avec les enfants… Jamais mode de vie ne nous a paru plus serein et poétique - le stress n’a jamais existé ici : à quoi bon ?
Les juments les sabots dans l'eau
Netmet et Tristan de corvée de bois
Chaque jour nous apprenons de nouveaux mots en mongol, grâce à cette technique primitive mais efficace et éprouvée par les explorateurs de toutes les époques qui consiste à pointer quelque chose avec son index jusqu’à ce que l’interlocuteur en dise le nom. Petit à petit nos échanges s’enrichissent et la complicité s’installe. Voyant que nous sommes heureux d’être là, Jamar nous confie des tâches importantes, et nous montons bientôt à cheval pour déplacer les troupeaux de chevaux et de moutons. Difficile de se sentir plus vivant qu’en galopant seul derrière une quinzaine de chevaux pour les ramener près de la geer avant qu’ils ne s’éloignent trop.
Deux fiers cavaliers mongols!
Tristan part chercher les juments pour la traite
Voulant découvrir le plus possible, nous aidons et regardons en salivant Ayona cuisiner. Sans surprise, le lait sous toutes ses formes est l’aliment de base ici. Lait de vache, lait de jument fermenté, yaourt mongol, fromages de toutes sortes, nous distillons même de la vodka avec du lait de vache ! La viande de mouton et de chèvre est également consommée quotidiennement. C’est donc une à deux fois par semaines que nous aidons Jamar et Netmet – les femmes ne devant pas voir de sang – à choisir puis abattre et dépecer une bête. L’abattage des bêtes suit une méthode extrêmement précise que seuls les hommes expérimentés (i.e. pas nous) maitrisent afin que le sang de l’animal ne coule pas. Il s’agit d’abord de pratiquer une incision sur le ventre de l’animal, puis d’y plonger le bras afin de serrer très fort le cœur une trentaine de seconde afin d’arrêter toute circulation sanguine. Assez impressionnant à voir la première fois, on ne peut néanmoins s’empêcher de penser qu’aucun animal sur terre n’a eu jusqu’ici une vie aussi heureuse.
Enfin de la viande dont on connaît la provenance !
Ce sacrifice régulier est évidemment nécessaire pour son apport en nourriture, mais son utilité s’étend également à d’autres domaines de la vie mongole. Bien entendu, nous nous délectons de la viande tendre et on ne peut plus naturelle issue de ces bêtes. Mélangée à des légumes et servie en bouillon, elle constitue un des ingrédients de base de notre alimentation quotidienne. Pas une partie du corps n’est jetée, et même les bouts de gras sont considérés comme excellents pour la santé. Les deux chiens de la famille en profitent tout autant et rongent avec plaisir les os de la bête qui leurs sont offerts.
Un bout de la viande sert également d’offrande religieuse, et se voit déposé sur le petit temple bouddhiste qui orne un recoin de la geer. Mais cet abattage est aussi l’occasion de fêtes importantes dans la culture mongole. Une ou deux fois par an, lorsque leur famille se réunit au grand complet ou que des invités exceptionnels viennent partager leur vie, une cérémonie est organisée autour du sacrifice d’une brebis. Nous avons le privilège d’assister à une telle cérémonie, réalisée en notre honneur ! Pendant plus de six heures, une personne extérieure à la famille est venue réaliser le processus périlleux et impressionnant nécessaire afin d’aboutir au festin que nous avons ensuite partagé. La brebis, une fois tuée, est débarrassée intégralement de sa peau, mais de sorte que la peau, une fois séparée de tous les organes, reste en un seul morceau et ne forme plus qu’un grand récipient avec une unique fente, là où était la tête de l’animal. Pendant ce temps, des pierres choisies minutieusement au préalable sont chauffées pendant plus d’une heure jusqu’à atteindre une température proche de 1000 degrés. Il s’agit ensuite de faire rentrer dans la peau les morceaux de viande et les organes de la bête, entre-temps séparés et préparés, intercalés de pierres brûlantes et de quelques légumes. La dernière étape consiste à fermer la peau contenant notre futur dîner et de brûler de l’extérieur tous ses poils jusqu’à ne voir plus que le cuir de la peau de la bête, noirci par le feu. Le moindre trou dans cette peau pourrait aboutir à une explosion très dangereuse pour ceux qui se trouvent autour, ce qui explique la minutie du préparateur. Seuls quelques personnes connues dans la région possèdent l’expertise requise pour cet exercice.
Une fois la cuisson intérieure terminée, il n’y a plus qu’à ouvrir la peau au niveau du ventre de la brebis (que l’on croirait reconstituée) et se délecter de tous les morceaux qui se trouvent à l’intérieur. La peau se mange bien entendu, rien ne doit être laissé de cette œuvre d’art culinaire remontant à l’époque d’Attila.
Après cinq heures de préparation, l'étape finale: cuire la viande de chèvre dans sa peau
Enfin, si les poils des brebis ne sont d’aucune utilité, la laine des moutons est bien évidemment plus que nécessaire pour la famille. Dans un pays où les températures sont extrêmes, très élevées en été et pouvant atteindre -25°C en hiver, l’isolation des geers est rendue indispensable. Or c’est en grande partie à l’aide des peaux de leurs bêtes que notre famille a parfaitement isolé son antre. Nous avons là encore la chance de participer à une tonte de moutons. Armés de ciseaux, nous passons une matinée entière à découper de superbes toisons de moutons immobilisés. Une partie de notre travail est ensuite vendue sur le marché le plus proche, tandis que l’autre sera stockée jusqu’à l’hiver.
Tristan tond un mouton
Tu dois bien sûr te poser une question: dans quelles conditions d’hygiène vit ce peuple si éloigné des standards de confort auxquels nous sommes habitués ? Il n’y a évidemment ni douche, ni toilettes traditionnelles et l’absence d’électricité courante (seul un panneau solaire permet de s’éclairer d’une ampoule suspendue au plafond le soir) rend tout désir de machine à laver quelque peu déplacé.
Nous pouvons t’assurer pourtant que la santé de tous les membres de notre famille nous a semblé parfaite, et que nous n’avons pas eu tant de mal à nous adapter à leurs conditions de vie. Lessives et douches se font occasionnellement grâce à l’eau de la rivière située non loin de notre emplacement, dont la couleur brune ne décourage personne. Nous partageons d’ailleurs avec plaisir notre point d’eau avec chevaux, brebis, moutons et vaches qui viennent s’y détendre lorsque la chaleur se fait trop forte. Alors non, la douche n’est pas quotidienne malgré notre contact régulier avec les animaux, et il est vain de vouloir changer d’habits tous les jours (les enfants n’en portent d’ailleurs pas toujours). Nous nous sommes pourtant sentis plus sains que jamais au cours de ces deux semaines dans la steppe mongole.
Jules en pleine lessive
Un seul point d’ombre de notre séjour a toutefois été un accident dont Tristan a été victime, mais les circonstances et l’absence de graves conséquences de l’incident font de cet événement aujourd’hui un beau souvenir de plus. Parti à dos de cheval chercher le troupeau de juments pour une des traites de fin de journée, Tristan a eu le malheur de se confronter à un étalon appartenant à un troupeau extérieur au notre. Celui-ci, jugeant certainement le cavalier comme une menace pour ses juments lui a asséné un coup de ses pattes arrière qui s’est logé directement dans le tibias de Tristan. L’entaille profonde nous a fait craindre le pire, mais un court séjour à l’hôpital de Darkhan nous a rassuré. Avec quelques points de suture, un bandage de guerrier et du repos pendant au moins une semaine, Tristan s’est remis plus rapidement en forme que l’on ne le craignait.
Pour conclure cet article, nous tenons à élucider un mystère sous-jacent à cette culture mongole et que peut-être tu as toi même entrevu : dans quelle mesure cette famille est « nomade » si elle demeure quotidiennement dans sa geer qui ne se déplace bien sûr pas tous les jours ? Si, comme 30% de la population mongole, Javar et Ayona font partie des nomades de ce pays, c’est que comme eux, ils effectuent quatre grandes transhumances annuelles, au moment des changements de saison. Il leur faut donc, pour trouver un emplacement plus adapté à la saison nouvelle, remballer tout ce qu’ils possèdent et se déplacer parfois sur des centaines de kilomètres. Deux heures sont suffisantes pour démonter leur « maison » et ranger tout ce qui s’y trouve. Nous qui apprécions cette année les personnes capables de vivre heureux dans le dénuement matériel, nous ne pouvons qu’être fascinés par ce mode de vie.
Ayona, Jamar ainsi que tous les membres de votre belle famille, vous qui ne nous lirez certainement jamais, nous tenons pourtant encore une fois à vous remercier du fond de notre cœur de nous avoir si chaleureusement accueillis et de nous permettre de vivre des moments aussi exceptionnels, à vos côtés.
Merci Jamar et Ayona
Quand à nous, nous repartons dès demain vers de nouvelles aventures, chez une famille élevant des yaks dans les montagnes du Khangai. Simon, le frère de Jules, se joindra à notre aventure.
Notre prochain article ne sera donc certainement pas la semaine prochaine mais à notre retour à la civilisation dans deux semaines.
D’ici là nous te souhaitons une belle fin d’été, et nous espérons que tu apprécieras ces longues nouvelles !
A bientôt !